• "le meilleur des mondes"

    il va, vient, repart, revient, s'approche de plus en plus de son lieu de pêche. Ses pattes se dessinent avec précision dans ma lunette d'observation. Ses griffes se mettent en position d'attaque avant la plongée  nourricière. L'oiseau est majestueux, sa grandeur pourrait être parfaite, mais un détail choquant trouble mon regard, un détail, qui ne retient plus l'attention de personne, un détail qui à chaque fois que je le rencontre me brise le cœur... L'oiseau est bagué... Doublement bagué. Deux pièces métalliques numérotées enserrent chacune de ses pattes, le rendant prisonnier d'un système de suivi et de statistique auquel personne ne lui a demandé son avis. Personne non plus ne s'est soucié des conséquences que de tels marquages pouvaient lui imposer, ni de quelle façon il serait dorénavant perçu par ses congénères... Non, surtout pas ! De telles interrogations sont à proscrire. Personne ne peut y répondre, alors pourquoi s'encombrer de ces réflexions inutiles. Les objectifs scientifiques ne sont pas à remettre en cause, autant nier le choc infligé à l'oiseau lors de ce genre de manipulation. Et de s'entendre dire, que de toute manière l'oiseau ne craint rien... Mais que savent-ils eux qui prétendent vouloir connaître la démographie des populations d'oiseaux, leurs voies de migration ou encore leurs zones d'hivernage, et de nidification ? Que savent-ils sur ce mystère qui hante tous les êtres de cette planète ? Que savent-ils sur le conscient et l'inconscient de ces voyageurs au long cours... Que savent-ils sur leur capacité de réfléchir, de percevoir, d’interpréter leur environnement et le notre ?

    1911 est la date du commencement de ce procéder de suivi. Depuis, plus de 6 300 000 oiseaux ont perdu leur dignité d'oiseaux libres. Pour beaucoup d'entre eux, cette pratique n'a pas été sans douleur. Les enflements et les blessures sont souvent inévitables, mais plus encore, le choc d'être capturé dans ces filets, prévus pour cela, filets tendus souvent en période migratoire, au moment même où les oiseaux sont en pleine volonté de reproduction... Autant dire que le traumatisme qui en suit n'est sans égal et a sans aucun doute une conséquence sur leurs noces fragiles...

    Mais comme l'expérience en matière d'observation et de réceptivité de ce monde sauvage a atteint le niveau ultime de l'incompétence  humaine, celle ci a rajouté à ses pseudos recherches un petit outil bien plus efficace encore que le baguage... un petit outil qui suit, qui trace, qui traque, qui repère ... un petit outil appelé GPS qui se pose sans pouvoir être dissimulé sur le dos de ces grands voyageurs. Et voilà ces somptueux oiseaux munis de ces chargements parasites dont ils ne comprennent pas la présence.

    Ils ne sont pas les seuls, les oiseaux,  à subir ce genre de marquage, les animaux domestiques sont pucés, tatoués, étiquetés aux oreilles, les bouquetins, et chamois subissent le même sort que les bovins avec en prime un collier émetteur. Les loups portent des GPS. On opère les amphibiens pour leur placer sous l'abdomen des émetteurs  radio traking, on injecte des puces  à tout ce qu'on attrape et on référence, on suit, on évalue, on se conduit comme des inquisiteurs dans un monde qui ne nous appartient pas.

    Traquer, tracer, pucer, baguer, occupent notre vocabulaire sans que l'on ne se préoccupe de ce qu'ils ordonnent. On banalise des mots qui soumettent un vivant fragile à un besoin de recherche qui a le droit de nous interpeller, le droit aussi de nous positionner et de nous faire réagir.

     

     

    Le monde circule dans ma peau, et je recule lentement avec lui.

     


  • Commentaires

    1
    Véronique
    Vendredi 23 Octobre 2015 à 20:54

    et la liberté recule petit à petit, insidieusement...

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